Carte blanche
à Agnès Heidmann
Quand elle ne chante pas, elle lit.
Agnès Heidmann, soprano éclectique,
monte des spectacles musicaux où
Claudel côtoie Offenbach. Un mélange
des genres naturel pour cette lectrice
omnivore qui passe de Racine à Tony
Hillerman ou de Dickens à Valéry avec le
même appétit. Portrait d’une amoureuse
des livres à la curiosité insatiable.
Pour vous, la lecture a commencé très tôt ?
Oui, à quatre ans, je lisais couramment. À cinq ans,
ma mère m’a surprise plongée dans les Mémoires de
Casanova ! Dès neuf ans, je dévorais la collection Rouge
et Or, Alexandre Dumas (j’ai lu et relu Les Trois
Mousquetaires), tous les Arsène Lupin, Jules Verne.
Je rêvais à partir de personnages que je trouvais
fabuleux, comme celui de l’ingénieur Cyrus Smith
dans L’Ile mystérieuse.
Mes parents me laissaient lire ce que je voulais, je piochais
à volonté dans leur bibliothèque. Et je lisais tout le temps.
Il y a beaucoup d’auteurs que j’ai découverts très tôt.
Vers dix ou douze ans, mon père m’a fait lire Lovecraft,
qu’il adorait. Entre treize et quatorze ans, j’ai eu une
véritable passion pour Pascal. Je me baladais en permanence
avec Les Pensées. On croyait que je frimais, mais non :
j’ai été élevée dans la religion protestante, avec un pasteur
très intello et passionnant, ce qui m’a incitée à la réflexion.
J’étais certainement en recherche de quelque chose,
à ce moment-là. Bien sûr, je ne comprenais pas tout,
j’en prenais ce que je pouvais. Et entre deux pensées,
je me replongeais dans Le Comte de Monte-Cristo, pour
me refaire une santé !
Vous pourriez vous passer de lire ?
Non. Je lis en moyenne trois livres par semaine. Quand
je n’en ai pas en main, j’ai une espèce de panique.
C’est une véritable addiction. Une addiction qui peut
empêcher de vivre parce qu’elle replie sur soi. Mais
le livre rassure, il aide à supporter les drames de la vie.
Mon père est mort une nuit, quand j’avais vingt ans.
Quand je me suis recouchée, j’ai lu. J’en avais besoin
pour arriver à dormir. C’était une sorte de refuge.
J’ai passé mon bac en 1966. Le lendemain des résultats,
je suis partie pour un séjour d’un an aux États-Unis.
Je suis tombée dans une famille de chrétiens intégristes,
de ceux que l’on appelle aujourd’hui les « born again ».
La lecture y était interdite, elle était considérée
comme satanique. Je n’avais pas le droit de lire au lit !
Je ne suis finalement pas restée toute l’année…
Avez-vous des auteurs-culte ?
Pas vraiment, mais il y en a vers qui je reviens régulièrement.
Stephan Zweig et Thomas Bernhard font partie de ces
« phares ». Je pourrais citer également Beckett, Cohen,
Duras, Yourcenar… Ou encore Nicolas Bouvier, pour
la poésie et le sens du voyage, du départ pour l’inconnu.
Et je nourris une passion pour Claudel. Pas pour ses idées,
pour sa langue, son style foisonnant et son univers,
avec ces personnages pris dans leurs contradictions.
Dans mes spectacles, je lis des textes de lui et ça marche
très bien. Je suis très sensible au style, j’aime la belle
langue, mais je suis très diverse dans mes goûts : il y a
des moment où j’ai envie de lire Claudel et d’autres
où je vais me plonger dans quelques haïkus ou dans Valéry,
pour sa concision et son extrême clarté.
Vous relisez ?
Beaucoup. Je tombe sur un roman au hasard de ma
bibliothèque et je le relis. Ce fut le cas récemment avec
David Copperfield et je me suis aperçue que je
percevais le
roman de Dickens sous un angle nouveau. Selon les âges de la vie,
les textes sont ressentis et compris différemment.
Ce que je relis tout le temps, ce sont Les Misérables. Nostalgie d’enfance :
tout ce qui concerne Cosette me fascinait quand j’étais
petite. Et quand j’ai envie d’histoires plus sentimentales,
j’ouvre Jane Eyre de Charlotte Brontë ou Orgueil et
Préjugés de Jane Austen… Ce qui ne m’empêche pas
de faire encore et toujours des découvertes. Je n’ai jamais
été passionnée par la pêche à la baleine. Mais la lecture
de Moby Dick, à 38 ans, m’a bouleversée : un texte
immense sur le plan littéraire, un monde immense,
impossible à lâcher, et puis cette jubilation d’avoir laissé
passer tant de temps avant de le lire. Je me suis dit :
« C’est formidable, il doit rester encore tellement de
livres que je n’ai pas lus et qui m’entraîneront aussi
loin ! » Récemment, j’ai eu un gros coup de coeur pour
Kakfa sur le rivage du japonais Murakami, et Mal de Pierres
de Milena Agus. Je les ai beaucoup offerts.
Quel rapport à l’objet livre avez-vous ?
Le rapport au livre, pour moi, c’est physique. À mon
entrée en sixième, je me revois caressant mon manuel
de mathématiques, allongée sur le lit de ma grand-mère !
Un grand-oncle travaillait chez Gibert, à Paris, il nous
procurait beaucoup de livres à prix réduit à chaque
rentrée des classes : c’était une fête, tous ces livres neufs,
avec leurs odeurs. Il y en a que je n’arrive pas à aborder
à cause de leur aspect. Autant j’ai adoré Tristes Tropiques
dans la collection Terre humaine, autant je n’aurais
pas pu le lire en poche. Ce n’est pas le même livre.
Que cherchez-vous dans la lecture ?
De la réflexion, des réponses à mes curiosités, aux questions
que je me pose. Vivre, c’est se poser des questions
et la lecture est l’un des plus puissants instruments
pour y répondre. Bien sûr, les essais philosophiques,
historiques, politiques ou autres sont là pour ça, et j’en
lis beaucoup, mais les romans aussi : Beloved, de Toni
Morrison, nous dit plus sur l’esclavage que beaucoup
d’études approfondies, tout comme Imre Kertész sur
le nazisme. Et c’est Naguib Mahfouz qui nous fait le
mieux comprendre comment les femmes sont amenées
à accepter le sort qui leur est fait, à y apporter même
leur propre contribution.
Et puis, la lecture m’apporte aussi une plongée dans
l’ailleurs. À l’occasion d’un voyage en Sardaigne, j’ai
découvert Grazia Deledda, prix Nobel de littérature
en 1926. Je n’en avais jamais entendu parler. Elle dépeint
la vie en Sardaigne au début du XXe siècle d’une façon
passionnante. Ce ne sont là que quelques exemples…
Où et comment lisez-vous ?
Partout, dans le train, dans le métro… et beaucoup la
nuit depuis que j’ai des problèmes de sommeil. Je suis
une grosse consommatrice de romans policiers. Ils me
permettent de dormir mieux, à condition toutefois
d’éviter Ellroy et de choisir plutôt Mankell… Ce que
je n’arrive pas à quitter, c’est un livre qui va me faire
réfléchir : il va me mettre le cerveau en marche, et après
c’est la catastrophe, je ne peux plus dormir. Tandis que
le polar m’emmène ailleurs. Si on coupe une femme
en quatre morceaux, je ne me sens pas directement
concernée !
Lire dans la journée me culpabilise : ça veut dire que
je ne travaille pas. Par contre, en vacances dans les Vosges,
je lis énormément. J’ai mon fauteuil et mon pommier
préféré sous lequel je m’installe quand il fait beau et
où je peux lire des journées entières sans la moindre
vergogne.
Article paru dans Publication(s)
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